ZLECAf, IATF 2025 : l’Algérie au cœur de la nouvelle architecture économique africaine – Entretien avec Arslan Chikhaoui, expert en géopolitique
L’événement marque un tournant stratégique pour l’intégration du continent.
Dans cet entretien, le Dr Arslan Chikhaoui, spécialiste des questions géopolitiques, revient sur l’importance stratégique de l’IATF 2025 et ses retombées directes sur le positionnement de l’Algérie au sein de la scène économique africaine. En accueillant cet événement continental majeur, l’Algérie affirme son ambition de devenir un moteur de l’intégration économique du continent et un acteur central de la mise en œuvre de la ZLECAf. L’expert souligne également les défis structurels auxquels l’Afrique doit faire face pour atteindre la prospérité, notamment la gouvernance, les dynamiques migratoires et la transformation des modèles économiques.
Dr. Arslan Chikhaoui, est Expert en Relations Internationales et Géopolitique et est Membre du Comité d’Experts Track-2 du système des Nations Unies (UNSCR-1540) et Membre du Conseil d’Experts du World Economic Forum
Entretien réalisé par : Khaled Remouche
Algérie Invest : Quel est selon vous l’importance de cet événement par rapport à la mise en place progressive de la ZLECAf ?
Arslan Chikhaoui : Ce qui a été notable lors de l’IATF 2025 c’est que durant une semaine, Alger s’était transformée en un véritable hub de rencontres d’affaires B2B et gouvernementales B2G pour commencer à construire une confiance (Build Trust and Confidence) et transformer en réalité concrète les ambitions de la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine (ZLECAF).
Il est indéniable que l’Algérie qui a été le pays hôte s’est repositionnée sur les écrans radar du continent africain. En effet, l’Algérie, pour l’organisation de cet événement continental a déployé sa diplomatie institutionnelle et non institutionnelle (Track-2 Diplomacy) économique de réseautage (Networking Diplomacy) et d’influence. La participation exceptionnelle de délégations officielles de 140 pays et de plus de 2000 entreprises, ainsi que 30 agences et institutions financières internationales, témoigne de l’importance hautement stratégique de ce rendez-vous continental. Du point de vue de l’analyse, ceci dénote la volonté politique des élites gouvernantes du continent africain à s’engager sérieusement dans le processus d’intégration économique intra-africaine et de dynamiser ce que nous dénommons en relations internationales, l’Aire d’intérêt commun au moment où les regroupements continentaux plurilatéraux s’organisent ici et là et qu’une recomposition des alliances se profilent. Incontestablement, nous assistons à une véritable prise de conscience (wake up call) des élites dirigeantes de faire évoluer leur mode de gouvernance et de s’appuyer de plus en plus sur les acteurs de la société civile. En quelques mots, l’Afrique prend son destin en mains pendant que le l’Europe voisin est partenaire historique du continent devient de plus en plus euro-centrique faisant face à sa triple crise de repères, d’identité et de valeurs.
Quelles sont les principales problématiques examinées et les principales voies et pistes affichées au cours de ce forum pour accélérer l’intégration économique de l’Afrique ?
La crise multidimensionnelle auquel fait face l’ensemble de la planète, met en évidence une inflation exponentielle, des perturbations des chaînes d’approvisionnement alimentaire et énergétique et des risques migratoires élevés intracontinentaux et extracontinentaux. Les experts convergent sur la nécessité d’une mondialisation durable encadrée par de nouvelles règles des 3M (Market, Money, Mobility) et d’une multiplication des coopérations multilatérales. Ils relèvent aussi la faiblesse critique des stocks d’énergie et de métaux, le manque d’investissements. Enfin, un rapport du World Economic Forum établi en 2010 prévoyait qu’à partir de 2020, l’Afrique deviendrait « l’histoire de la croissance surprise », poussée par des investissements soutenus et la demande des marchés émergents, avec un rôle accru de la rive sud-méditerranéenne comme plaque tournante.
L’IATF a été donc l’occasion d’aborder la problématique centrale de renforcer et développer le commerce et les liens de coopération interafricaine dans le cadre de la ZLECAF. La question des réformes institutionnelles pour réduire les barrières tarifaires et non tarifaires, les lenteurs administratives et l’accès au financement pour booster les investissements et la coopération Sud Sud ont été au centre des préoccupations et des discussions. Le dialogue permanent et constant, le commerce servent de levier pour contribuer au développement des chanines de valeur africaines et mettre en œuvre la ZLECAF stimulant la croissance économique sur le continent.
Quelle est votre appréciation sur les résultats de ce forum en termes de transactions commerciales et les contrats d’investissement conclus par les entreprises algériennes ?
Cet événement continental tenu sous le thème « Passerelle vers de nouvelles opportunités » a mobilisé des acteurs économiques et institutionnels du pays hôte. Le portefeuille de 175 intentions de partenariat a abouti à des accords d’un montant totalisant plus de 48 Milliards d’USD. Ceci marque incontestablement le début d’une nouvelle Ere pour les échanges commerciaux et l’investissement intra-africains.
Quelle pourrait être la contribution de l’Algérie à l’avènement d’une Afrique tournée vers la transformation de ses matières premières , un objectif majeur de la ZLECAF ?
L’Algérie avec sa perspective d’adhésion à divers groupes plurilatéraux compte s’ériger en interface géoéconomique en Méditerranée Occidentale et en Afrique subsaharienne avec son triple levier : gaz, énergies renouvelables, minerais stratégiques, développement agricole. Elle s’engage également via un fonds de 1 milliard de dollars géré par l’Agence Algérienne de Coopération Internationale et la création de cinq zones économiques de commerce frontalier au soutien du développement pour contenir les flux migratoires illégaux. En quelques mots c’est le déploiement géostratégique de l’Algérie dans ses Aires d’intérêt commun.
Ainsi, de par ses projets structurants en réalisation à l’image de la route transsaharienne, la dorsale de fibre optique et le gazoduc transsaharien, le déploiement sur le terrain respecte une certaine priorité en direction de l’Afrique du Nord, où la Mauritanie, la Libye et la Tunisie figurent sur cette liste de pays partenaires. Des actions sont également menées en direction de l’espace sahélo-saharien comme le Niger, le Mali et le Tchad. Les pays d’Afrique de l’Ouest comme le Nigeria et le Sénégal entrent eux aussi dans son agenda africain et la perspective est également élargie à d’autres pays africains, tels que le Soudan, l’Éthiopie, l’Ouganda, le Kenya, la Namibie et l’Afrique du Sud en accélérant la ratification et la mise en œuvre de la ZLECAF.
L’IATF a t-il contribué à accroître la prise de conscience sur la nécessité d’une émancipation économique des pays du continent ?
A travers cet événement, nous avons perçu que l’interaction entre élites politiques et acteurs économiques a été directe, franche et sans barrières protocolaires rigides. Les chefs d’État africains y compris le Président de la République Algérienne, ont passé une journée entière avec la communauté d’affaires et financière. Cela dénote une véritable prise de conscience (wake up call) de faire évoluer les modes de gouvernance et une volonté d’émancipation économique et politique des pays africains en général, et de l’Algérie en particulier. Grâce à ces marchés potentiels nouveaux et dynamiques, le continent africain se désintéressera progressivement des initiatives de l’UE complexes et tributaires de conditionnalités politiques Et par voie de conséquence avec l’augmentation de la coopération Sud-Sud, une nouvelle identité Sud- Méditerranéenne se développera et la région s’érigera en puissance des marchés émergents avec une nouvelle génération d’élites gouvernantes bien consolidées.
L’IATF a regroupé les représentants de 140 pays. Comment expliquer que cette plateforme d’échanges économiques ait drainé peu ou pas d’IDE au profit de l’Algérie ?
L’IATF s’est soldée avec 48 milliards de dollars de contrats d’affaires. Mais il s’agit encore d’accords préliminaires, qui doivent se concrétiser par des projets bancables. Que cette plateforme n’ait pas pu drainer d’IDE peut s’expliquer par le fait que les flux d’IDE suivent un calendrier plus long qui nécessite des due diligence, des négociations serrées, et une sécurisation des investissements. À cela s’ajoute la concurrence d’autres hubs africains qui disposent de facteurs de compétitivité plus attractifs. L’enjeu pour l’Algérie est donc de transformer rapidement ce portefeuille d’intentions en projets effectifs et de continuer à développer ses avantages de compétitivité car les avantages comparatifs ne sont plus suffisants pour l’attractivité des IDE.
Où en est la mise en place de la Zlecaf et l’avancée des pays africains dans la conformité de leur réglementation économique avec les règles de la Zlecaf ?
La mise en œuvre de la ZLECAf avance progressivement mais reste freinée par plusieurs obstacles relevés par les acteurs économiques. L’accès à une information fiable sur les marchés et les partenaires est très limité, ce qui complique les due diligence et la construction de confiance entre ces acteurs économiques. Les risques liés aux paiements, la stabilité politique et sécuritaire, la concurrence déloyale et le poids des subventions des Etats pèsent également. S’y ajoutent la faiblesse des infrastructures logistiques, les tarifs douaniers élevés, les longs délais de dédouanement et une corruption endémique et une gouvernance irresponsable et indéchiffrable, ralentissent sans l’inhiber la pleine conformité des pays africains avec les règles de la ZLECAf.
Il est utile de rappeler aux lecteurs que l’accord pour la mise en place d’une zone de libre-échange continentale africaine, adopté en 2018 et entrée en vigueur en 2021 dont 54 pays ont été signataire, seulement 48 pays l’ont ratifié. L’un des principaux éléments de l’accord est la libéralisation des droits de douane : 90% des lignes tarifaires seront libéralisées sur une période de 5 à 10 ans, 7% supplémentaires considérés comme des produits ‘sensible’ seront libéralisés sur une période de 10 à 13 ans, et les lignes tarifaires exclues seront plafonnées à 3%. En octobre 2024, seulement 37 pays membres avaient soumis leurs listes de droits de douane. La Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique prévoit un gain cumulé de 450 milliards de dollars en termes de PIB d’ici 2035 grâce à l’accord de la ZLECAF. Ce pari pourrait être tenu par de la volonté politique mais surtout par le courage politique des engagements à tenir.
Vous avez insisté sur l’importance de la ZLECAf pour stimuler les échanges et l’investissement en Afrique. Dans quelle mesure les dynamiques migratoires et sécuritaires risquent-elles de peser sur la mise en œuvre concrète de cette intégration économique ?
L’Afrique subsaharienne devrait représenter 22% de la population mondiale en 2050 au lieu de 15% en 2025. Le nombre de migrants originaires de cette région devrait donc augmenter. La question qui se pose est de combien et vers quelles destinations ?
L’Afrique subsaharienne connait en effet le taux d’émigration internationale le plus faible du monde. Si elle émigre peu, c’est en raison même de sa pauvreté́. Et lorsqu’elle émigre, c’est à 70% dans un autre pays subsaharien et à 15% seulement en Europe, le reste se reparti entre les pays du Golfe et l’Amérique du Nord. De façon générale, plus un pays est pauvre, moins ses habitants ont de chance de migrer au loin. S’ils émigrent, c’est d’abord dans les pays limitrophes, généralement aussi pauvres qu’eux. La migration d’Afrique subsaharienne vers l’Europe ne fait donc pas exception aux courants migratoires actuels et les flux dans son cas sont sensibles aux mêmes facteurs que ceux à l’œuvre dans d’autres régions du monde, par exemple en Amérique, entre les pays d’Amérique Latine, en particulier le Mexique, et les États-Unis.
Par voie de conséquence, la migration subsaharienne n’a rien de spécifique. L’Afrique enregistre une baisse de la migration irrégulière en dehors du continent. Les restrictions accrues imposées aux passages frontaliers intercontinentaux vers l’Europe et la péninsule arabique au cours de l’année 2025 ont entraîné une baisse notable de la migration irrégulière africaine hors du continent. L’ONU estime que l’Afrique a connu une augmentation de 25% de l’immigration intra-africaine (à l’exclusion des réfugiés et des demandeurs d’asile) au cours de la dernière décennie (de 12 millions en 2015 à 15 millions en 2024). Bien qu’il s’agisse probablement d’un nombre sous-évalué de par leur nature informelle, la quasi-totalité des migrations internes à l’Afrique sont des migrations de travail sous une forme ou une autre. Il s’agit de mouvements de main-d’œuvre saisonniers ainsi que des relocalisations de personnes à la recherche de moyens de subsistance, généralement dans les centres économiques urbains.
La population de l’Afrique devant augmenter de 70% d’ici à 2050 (pour atteindre 2,4 milliards de personnes), on peut s’attendre à ce que cette pression migratoire se poursuive, modifiant les dynamiques de la sécurité, de l’économie et de la gouvernance dans chaque sous-région. Ainsi, sans une gouvernance régionale plus cohérente et sans efforts concertés de développement économique, ces flux migratoires et les menaces connexes risquent de compliquer la concrétisation des ambitions d’intégration économique portées par la ZLECAf.
K.R.



